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Cet épisode, les milieux israélites de Stockholm n’en savaient rien au moment où il eut lieu. Kersten (il ne l’apprit que le mois suivant par une lettre de Himmler) partageait leur ignorance. Mais à ce moment même, par une sorte de complicité du hasard, les organisations juives approchèrent pour la première fois le docteur.
Elles le firent par le truchement de M. von Knierin, Balte émigré de Russie, banquier de profession et ami de Kersten. Vers la mi-février, il rendit visite au docteur et lui demanda de recevoir Hillel Storch, représentant à Stockholm du Congrès Juif Mondial. Kersten donna rendez-vous aux deux hommes pour le soir même. Hillel Storch dit en substance :
— La situation des Juifs internés en Allemagne est épouvantable, sans espoir. Les derniers vont être exterminés. Nous avons tout essayé, mais en vain. Nous connaissons votre travail de solidarité humaine et les résultats que vous avez obtenus. Aidez-nous !
— Donnez-moi un mémorandum sur ce que voudrait le Congrès Mondial Juif, dit Kersten. Je m’en servirai dès mon retour en Allemagne.
Ce retour, le docteur n’en savait pas encore la date. Elle dépendait de Gunther. Et Gunther avait besoin de lui à Stockholm, car tous les détails pour l’organisation des secours s’élaboraient dans la capitale suédoise et Kersten était le seul à pouvoir les communiquer par fil direct à Himmler et aplanir ainsi les difficultés.
Mais le 25 février 1945, le ministre des Affaires étrangères apprit, par l’intermédiaire des Américains, une nouvelle terrible : Hitler avait donné l’ordre formel à Himmler de faire sauter à la dynamite, avec tous les prisonniers qu’ils contenaient, les camps de concentration, dès que les troupes ennemies s’en seraient approchées à huit kilomètres.
— Et il reste encore huit cent mille internés dans les camps au pouvoir des nazis, dit Gunther à Kersten. Et les Alliés n’en sont plus très loin.
Il fit un effort pour maîtriser ses sentiments et poursuivit rapidement l’exposé de la situation :
Les Américains demandaient aux Suédois de faire tout ce qui était en leur pouvoir afin d’empêcher cette suprême horreur. Mais le gouvernement dont Gunther faisait partie savait très bien qu’il ne possédait aucun moyen de pression sur Hitler, ce fou enragé. Et les ministres suédois étaient pris d’épouvante à la pensée du massacre immense qui semblait inévitable. Seul, Kersten avait, peut-être, par Himmler, quelque chance de l’arrêter. Une chance sur mille, assurément. Mais il fallait la tenter. Il fallait partir pour l’Allemagne dans la semaine qui venait.
Kersten accepta. Gunther, alors, le chargea d’une triple mission officielle :
1°Essayer d’empêcher le dynamitage des camps de concentration ;
2°Réduire les difficultés que Kaltenbrunner, malgré les assurances renouvelées de Himmler, faisait à Bernadotte pour le rassemblement et l’évacuation des prisonniers scandinaves ;
3°Conseiller à Himmler la capitulation des troupes allemandes en Norvège, intactes et bien armées, car les Alliés faisaient une forte pression sur la Suède pour qu’elle entrât en guerre contre cette armée encore redoutable.
Le départ de Kersten fut décidé pour le 3 mars.
La veille, Gunther lui remit un document officiel du gouvernement qui définissait la mission dont il était chargé et le reconnaissait comme délégué pour cette mission.
Le 3 mars au matin, Kersten en était à ses derniers préparatifs de départ, quand Hillel Storch, essoufflé, entra chez lui. Il agitait un télégramme envoyé de New York par le président du Congrès Juif Mondial. Le câble annonçait que les Allemands s’apprêtaient à faire sauter d’un jour à l’autre les camps où la majorité des captifs était juive.
— Au nom du Congrès, je vous en supplie, intervenez, dit Storch.
Quand Kersten s’envola, son principal bagage consistait en une énorme serviette, toute bourrée de papiers. Il était en fait ambassadeur privé du Gouvernement suédois et du Congrès Mondial Juif.